J’ai débattu avec Pascal Bruckner sur base de son dernier livre « Le Sacre des Pantoufles », invitée par Christophe Deborsu dans C’est pas tous les jours dimanche – RTL TVI.

Comme cet exercice est toujours un peu frustrant et que le sujet est particulièrement intéressant, quelques lignes pour compléter mes propos à la télé.

D’abord je dois avouer que j’avais oublié qui était Pascal Bruckner. J’avais pourtant été très énervée à l’époque quand il avait cru bon de juger l’engagement de Greta Thunberg, pour le fond bien sur, mais aussi pour la forme, considérant que son visage ne masquait pas assez son autisme et était de facto angoissant. Mais nos médias belges francophones nous font encore le plaisir de nous éviter les débats « à la française ». Nous n’avons pas encore tout à fait endossé la mode des essayistes-philosophes-polémistes et ça ne me semble pas plus mal.

Dans son livre mais également ce dimanche, Pascal Bruckner nous parle d’une grande « rétractation », d’une société qui décide de se replier sur soi et chez-soi. Une société qui ne fait plus l’effort, et qui rate une partie des plaisirs de la vie en refusant d’enlever ses pantoufles, de sortir dehors et de travailler.Ce qui me frappe avant tout, c’est d’abord cette volonté de dresser un constat généralisé sur base d’une impression au doigt mouillé. Pas d’études, pas d’analyses sociologiques, pas de données économiques. C’est bien plus facile de travailler sur base de son impression, ça demande moins d’effort, et surtout, on ne risque jamais d’avoir tort.

Je crois qu’on peut, en prenant moins de risques, identifier qu’il y a en même temps aujourd’hui (1) des personnes qui choisissent de vivre différemment, (2) des personnes qui ne sont plus en mesure de vivre comme on leur demande de le faire et qui éprouvent de l’anxiété, et (3) une grande majorité de personnes qui font leur vie. Bruckner mélange ce qu’il considère être une grande démission collective (aka des gens qui décident de mener leur vie autrement) et une souffrance psychologique vécue par certaines personnes. C’est dommage de partir aussi mal.

Qu’il y ait de l’anxiété dans la société, et qu’elle soit particulièrement vécue par les jeunes ça me semble être une évidence. Et vu l’état du monde, rien d’absurde là-dedans, ça m’apparaît carrément sain. Cette angoisse a plusieurs angles, et si on se concentre uniquement sur l’éco-clairvoyance (et non pas éco-anxiété) on constate que ce qui effraie ce n’est pas tant le dérèglement climatique que l’inaction climatique, et le fossé perçu entre ce qui devrait être fait, et ce qui l’est réellement. Il faut écouter ces angoisses et y répondre, sans pointer du doigt les individus parce que c’est le reflet de nos sociétés qui courent à la catastrophe sociale et environnementale. Ca ne peut être lu que comme un appel, comme une demande d’action urgente. Passer à côté de cet appel c’est ignorer leur souffrance et mépriser leur lucidité. Deuxième erreur fondamentale de Bruckner.

Cela doit aussi nous appeler à réformer nos approches de la santé mentale, pour y intégrer la dimension collective. Pour paraphraser quelqu’un de sage « sortir des cabinets pour retourner dans le quartier ». Il s’agit de prendre en compte l’importance des liens sociaux comme un des déterminants majeurs de la santé mentale et porter une attention particulière aux problèmes de solitude.

Si cette anxiété touche toutes les classes sociales, on ne peut pas faire l’impasse sur une lecture socio-économique et culturelle de la situation. Pour ne prendre que cet exemple là, beaucoup de jeunes travaillent en dehors de leurs études, beaucoup de jeunes s’occupent d’un parent malade, beaucoup de jeunes vivent dans un logement trop petit. Faire fi de tous ces autres déterminants de la santé mentale c’est être bien aveugle aux disparités et à nouveau, oublier l’aspect collectif de ces détresses. « Les jeunes souffrent de rentrisme » nous dit Bruckner. Non, les jeunes souffrent de l’inégalité croissante. Un monde inégalitaire continuera à créer des personnes dans des situations difficiles, qui n’ont pas les moyens de sortir et de dépenser de l’argent en dehors des besoins de base du foyer. C’est la troisième erreur de Bruckner.Au-delà de ces situations parfois dramatiques qu’il ne faut en aucun cas minimiser, quelques considérations générales.

Ces différences de temps libre, de revenu, de charge mentale ne sont pas les seules à définir notre rapport au monde extérieur. Je n’ai pas de doute que pour Pascal Bruckner l’espace public doit être source de validation sociale. Qu’en est-il pour une personne trans ? Pour une femme qui porte un foulard ? Pour une personne porteuse de handicap ? Lorsque nous ne sommes pas en position de domination dans la société, l’espace extérieur est source de craintes, de violences, d’insécurité. Jeter la pierre aux personnes qui, à certains moments, font le choix de préserver leur intégrité mentale et physique en restant dans un espace safe, c’est une nouvelle fois passer à côté d’une occasion d’apprendre de leur vécu et de réaliser que l’espace public n’est pas le même pour tous.

Au passage, l’habitation non plus n’est pas la même pour tous. Le COVID aura au moins permis d’ouvrir les yeux sur le mal-logement complètement sous-estimé. Cette idée d’une société qui préfère rester dans son chez-soi douillet c’est une lecture totalement fausse de la réalité des citoyen.ne.s d’aujourd’hui. Combien d’appartement sans chauffage pendant ces mois d’hiver où les factures ne sont plus payables ? Combien de maisons mal isolées qui laissent passer le bruit de la circulation ? Et non, tout n’est pas « à disposition » à la maison. C’est seulement vrai pour ceux qui savent se le permettre. Encore deux belles erreurs dans la démonstration.

Et puis donc il y aurait des gens qui décident de ne plus travailler. Sans revenir sur l’absence totale d’objectivation de ce fait, je suppose que Pascal Bruckner fait ici référence au vrai travail ? Je veux dire, à celui qui donne droit à une fiche de paie et à des dividendes pour les actionnaires ? Je suppose que le travail domestique que la moitié de l’humanité se casse le dos à faire depuis des générations ne compte pas non plus. Je déduis qu’il faut donc expliquer à ces pères qui diminuent leur temps de travail pour s’occuper eux aussi de leurs enfants qu’ils sont cette « épidémie de flemme » néfaste à la société. Il serait aussi temps d’expliquer aux personnes sans-papier qui nettoient nos chiottes, s’occupent de nos vieux et construisent nos bâtiments que leur travail ne vaut rien, mais ça je crois qu’elles le savent déjà. Une erreur de plus.

Je ne peux pas en vouloir aux ados de mettre plus d’énergie dans les marches pour le climat que dans leurs cours de math. Par leur révolte ils nous montrent la voie. Et si ces gens qui refusent de travailler dans les même cadres, qui s’occupent de leur famille, qui créent d’autres secteurs d’activités étaient en train de développer autre chose ? De répondre à ces questions fondamentales de sens que l’on est nombreux à se poser ? Et si ils montraient le chemin d’une société à la fois soutenable pour l’environnement et juste socialement ? Comme le dit bien Pedro Correa, « Ne plus vouloir contribuer à un système qui est toxique, ça ne veut pas dire qu’on ne contribue a rien (…) c’est au profit d’un modèle de transition ». Sortons de cette lecture négative et célébrons les personnes qui – parce qu’elles le veulent et parce qu’elles le peuvent – entreprennent de construire une autre société.

Comme je le disais sur le plateau, je comprends bien qu’il est mille fois plus facile de dénigrer, moquer, rabaisser ceux et celles qui cherchent une autre voie plutôt que d’assumer la honte que procure sa responsabilité d’avoir créé une société qui tourne si mal. Mais créer cet écran de fumée ne va pas nous sortir de l’ornière, que du contraire.

Il est grand temps de poser un regard plus doux sur les individus, et plus radical sur la société. Le monde change, et c’est très bien ainsi !

Ca me donne l’occasion de vous encourager vivement à écouter l’émission du journaliste du Monde Nabil Wakim, « Chaleur Humaine » qui fait un très agréable et nécessaire travail autour de la transition environnementale. Podcast écouté sur un très bon conseil de Zakia Khattabi Abtoy. Cet épisode avec Laelia Benoit, pédo-psy, est une excellente entrée en la matière sur l’éco-clairvoyance et l’angoisse qu’elle procure, et un plaisir à écouter. https://www.lemonde.fr/…/climat-comment-ne-pas-deprimer…

Autre référence très intéressante, la présentation en podcast faite Noémie Van Snick sur « l’habit Hikikomori », définition étudiée au Japon pour caractériser les adolescents qui ne sont pas sorti de chez eux depuis 6 mois. https://www.yapaka.be/…/audio-hikikomori-origine-et…

Merci à Depuydt Caroline et Pedro Correa pour les échanges que nous avons eus ensemble à cette occasion (et pour le livre ) ! Merci à mes fantastiques collègues Martin Cauchie, Pierre-Yves Lux et Laurence Hennuy pour leurs réflexions sur le sujet, chacun.e dans leur spécialité.

Merci aux deux personnes qui par leur témoignage ont bien montré la nécessité d’adopter un autre regard sur ces choix de vie, qui peuvent aussi être l’occasion d’un mieux-vivre. Et bien sûr merci à l’équipe RTL, toujours aux petits soins avec les invité.e.s.

PS : vu la longueur de ce texte je vous ai fait grâce de mes commentaires sur sa perception de Me Too (« Depuis le mouvement Me Too tout rapport amoureux est un viol masque potentiel »), du monde du travail (« Une grande nation qui ne travaille plus a des problème s d’avenir et doit déléguer les travaux à des populations immigrées (…) et non pas à des citoyens du pays ») et du tourisme (« la question du voyage est remise en question aujourd’hui puisque on nous invite a préférer le local au global »), pensée émue pour tout le secteur touristique belge, français,.. qui ne proposeraient donc pas non plus de « vrais » voyages.